[N°7] 2 septembre 1940, Le ralliement des EFO à la France libre
Le patriotisme de la colonie à la France libre n’est pas le seul ferment de son ralliement à la France libre. Ils sont aussi d’ordre :
- Economique ;
Même si un gentleman agreement a été conclu par le gouverneur Chastenet de Gery avec la Nouvelle Zélande et l’Australie pour la poursuite du ravitaillement de la colonie française, le vote des délégations économiques et financières enjoint le gouverneur de rallier le camp allié ;
- Sociologique ;
La société tahitienne majoritairement protestante s’est rapidement rangée pour une poursuite de la guerre auprès des Anglais (De gaulle leur est encore inconnu) ;
- Politique ;
La colonie est farouchement opposée à la Révolution nationale du maréchal Pétain et ses lois d’exception.
Enfin, la mémoire de leurs pères Poilus tahitiens et l’aspiration des militaires écartés du front de créer un nouveau corps expéditionnaire comme pendant la Grande Guerre pour continuer la lutte aux côtés des Anglais, couplé à l’ordre de démobilisation de la Compagnie autonome d’infanterie coloniale vont accélérer le processus de ralliement.
Le Groupe de Mamao doit d’abord s’assurer de la neutralité de la Compagnie autonome d’infanterie coloniale (CAICT) placée sous les ordres du capitaine Félix Broche et de pouvoir disposer d’une force armée pour leur mouvement quasi insurrectionnel.
Émile de Curton trouvera cet appui armé auprès d’un homme, Étienne Davio et l’équipage du Ville d’Amiens immobilisé à Papeete.
L’histoire du ralliement les désigne comme politiquement communistes même si le fils de Jean Lavigne, Lysis Lavigne engagé dans les Forces navales françaises libres défend que son père n’était pas communiste.
Leurs rangs comptent Étienne Davio, artisan dans un atelier de mécanique, Ménard, contremaitre, Jean Lavigne, dentiste, Jean Malardé, frère d’Yves Malardé et Jourde, chef syndicaliste du Ville d’Amiens.
Jourde va apporter une force d’intervention avec l’équipage du Ville d’Amiens.
Depuis l’armistice, 2 paquebots des Messageries maritimes sont immobilisés dans le port de Papeete. Le Commissaire Ramel est finalement renvoyé sur Nouméa.
Certains membres d’équipage du Ville d’Amiens seront les bleus du ralliement. De Curton les surnomme les Bleus à cause de leurs salopettes bleues. La population les appelle les Noirs du Ville d’Amiens car beaucoup d’entre eux sont Sénégalais.
Le 2e lieutenant Talon, l’officier radio Marc ainsi que Devau médecin de bord du Ville d’Amiens sont aussi acquis au mouvement de ralliement.
Jean Gilbert, commandant en second de la Marine compte dans ses rangs Joseph Pommier et Peter Royce Challier. Joseph Pommier a démonté une mitrailleuse d’un des CAMS 55 qu’il a fixé derrière une camionnette, avec laquelle il arpente en intimidation les rues de Papeete.
De rencontre avec le Capitaine Félix Broche, commandant la CAICT, De Curton gagne leur neutralité : Nous ne tirerons pas, la troupe restera cantonnée dans ses quartiers.
L’assemblée annuelle des délégations économiques et financières présidée par Georges Bambridge amorce le mouvement. Le Dr Rabinovitch surnommé the witch doctor, président de la chambre d’agriculture s’exprime dans ces termes : « A quoi bon parler de recettes et de dépenses si les produits des archipels ne peuvent être exportés, si aucune recette douanière, unique ressource budgétaire ne peut être attendue des importations interrompues ».
La réponse du Gouverneur Chastenet de Gery est alors sans équivoque possible : Ces problèmes sont liés étroitement à des considérations politiques dont les délégations économiques et financières n’ont pas à connaître.
Malgré la détente venue de M de Balmann, délégué des îles sous le vent, l’assemblée des délégations économiques et financières manifeste son désaveu au gouverneur par le vote d’une motion de défiance.
Le gouverneur autorise un référendum.
Marcel Sénac génie de l’improvisation pose le jour : dimanche 2 septembre 1940.
Dans la nuit, Toto une affiche est imprimée. Émile de Curton : Nous ne savions le titre de l’organisme que nous voulions rallier.
Jacques Gilbert et Rose Martin font la liaison avec la Mairie de Papeete où les registres sont ouverts.
Les cahiers mis à la disposition des électeurs volontaires posent la question suivante : Devons-nous accepter la capitulation ordonnée par le maréchal Pétain ou devons-nous continuer la lutte comme nous y invite le général de Gaulle ? Le slogan qui s’en détache est : De Gaulle = Farine, Pétain = Famine.
Les protagonistes du Groupe de Mamao sont tendus : Jean Gilbert par son silence, Simone Martin, son épouse ne trouve aucun goût à sa première cigarette, Jacques Gilbert essaie de distraire Tonita, Mataha qui ne quitte pas du regard son tane Marcel Sénac, Yves tire nerveusement sur sa pipe, Rose fait gronder le moteur de son énorme moto et le petit Michel, fils de Simone se demande si l’école est fermée.
Les registres sont éloquents : 5564 signatures pour le ralliement contre 18 pour le Maréchal. Les femmes tahitiennes pour la première fois ont participé à une consultation populaire. En revanche, peu de popaa ont signé, quelques Chinois. Dans les districts on va faire signer dans les fare et aux Gambier, Francis Sanford a rallié sa population.
Les Bleus débarquent de camions à ridelles et cernent les grilles de la résidence du gouverneur. Le gouverneur en uniforme reçoit Marcel Sénac, Jean Gilbert, Émile de Curton, le Maire Georges Bambridge et les trois conseillers privés. Il s’incline devant la force sous couvert d’une attestation écrite des putchistes et signée de Ahnne, Lagarde, Martin et Bambridge. Les 3 premiers conseillers privés sont nommés membres d’un gouvernement provisoire.
Jean Gilbert gagne l’hôtel de la Marine où 20 Bleus ont pris position. Le commandant Grange se soumet. La Marine à Fare ute est neutralisée à son tour : la presque totalité des quartiers maitres, marins et l’escadrille 8 S 5 et la relève du Dumont d’Urville rallient le mouvement. Seuls les officiers Lahaye, l’ingénieur Hue ainsi que la plupart des officiers mariniers pilotes et mécaniciens s’abstiennent. L’officier réserviste Praud rallie le mouvement et prend le commandement de la Zélée.
Édouard Ahnne s’adresse à la foule au kiosque à musique de la place du gouvernement.
Le capitaine Félix Broche, l’intendant militaire Mansard et le capitaine Houssin (Mansard venu de Nouvelle-Calédonie est bloqué à Papeete, faute de bateau pour la France) sont convoqués par le gouvernement provisoire des EFO pour connaître la position de l’armée.
Dans une lettre du 3 septembre, le capitaine Broche confirme le désir de continuer la lutte et donne son adhésion au mouvement dans le cadre de la formation d’un corps expéditionnaire d’un effectif de 1000 hommes soit un bataillon de 4 compagnies.
Le 2 septembre 1940, le télégramme envoyé au général de Gaulle l’informe du ralliement des Établissements français d’Océanie à la France libre : Aujourd’hui, 2 septembre 1940, anniversaire ouverture hostilités, la population unanime des EFO a décidé dans l’enthousiasme se ranger à vos côtés pour poursuivre avec nos alliés britanniques la lutte de la France libre contre l’hitlérisme allemand et le fascisme italien- Stop.
Biographies : Les acteurs méconnus du ralliement des EFO à la France libre.
Sources :
O’Reilly Patrick : Tahitiens
Tamari’i Volontaires, les Tahitiens dans la seconde guerre mondiale
Le Mémorial polynésien Tome VI
Étienne Davio
Étienne Davio est né le 1er avril 1880 à Paris dans le 20e arrondissement. Il est ouvrier mécanicien spécialiste, tourneur, fraiseur ajusteur.
Étienne Davio rejoint son ami Eugène Dufour adepte des théories naturistes d’Ernest Darling avec l’idée de créer à Tahiti une colonie Natura. En août 1912, il réunit son matériel de camping et quitte Paris avec son épouse et sa petite fille pour les États-Unis puis Tahiti. Le naturiste néophyte juge inacceptable l’installation dans le fond de la vallée de Sainte-Amélie de son ami Eugène Dufour et de son acolyte Ernest Darling. Le projet de société Natura est abandonné.
Étienne Davio retourne à ses premiers métiers pour subvenir à ses besoins. Il loue une forge, ouvre un garage en face de la mairie avec du matériel loué à Georges Bambridge.
Étienne Davio est un fervent communiste et syndicaliste militant. Il combat toutes les injustices. En 1921, il forme avec 12 autres personnes le Comité de défense des intérêts politiques et économiques de la population tahitienne. Il manifeste notamment contre le projet d’impôt sur le chiffre d’affaires du gouverneur Guédes. Pendant 10 ans, il occupe le poste de secrétaire du Syndicat agricole dont le mouvement corporatif a pour objet de regrouper les producteurs de coprah et de défendre leurs intérêts. Avec son ami Henri Bodin, il rédige un journal Le réveil.
Une lettre ouverte au gouverneur Brunot qui emprisonne les Gaullistes de la première heure lui vaut d’être emprisonné 8 jours et d’être déporté à Ra’iatea.
Il se présentera comme candidat communiste aux élections de 1946 avant d’exploiter des plantations et d’élever du bétail dans l’île de Taha’a.
Étienne Davio décède accidentellement le 21 mars 1967.
Serge Rabinovitch
Serge Rabinovitch est un chirurgien d’origine russe, juif au fort accent slave, de grande fortune, qui avait une clinique à Neuilly.
Il s’est installé à Papeete pour fuir la France, compromis dans une affaire où Germaine Huot, maitresse du préfet des Bouches-du-Rhône, M. Coseret, a été assassinée. Il est surnommé the witch doctor.
Robert Hervé le décrit: Grand, vouté le crâne dégarni avec deux touffes de cheveux sur les côtés, les yeux bridés, des lunettes. C’est un homme mondain, amusant.
Il défraye la chronique en 1940 en provoquant en duel à l’épée le marquis de Bouillet lors du ralliement des EFO à la France Libre.
Le docteur Serge Rabinovitch, ancien combattant de la Première Guerre mondiale, titulaire de la Légion d’honneur, est un fervent gaulliste et s’engage dans le corps expéditionnaire de Félix Broche. Ami du général Catroux, il sera médecin à Beyrouth.
Il rentre à Tahiti après la guerre pour occuper un poste à la maternité de Papeete.
Il décède à San Francisco.
Joseph Pommier
Joseph Adrien Pommier est né dans le Vaucluse à l’Isle-sur-la Sorgue le 28 novembre 1914. Il débarque à Tahiti en 1937, à l’âge de 23 ans en qualité de mécanicien-volant de l’Aéronavale dans l’escadrille E8 basée à Fare-Ute. Il épouse la fille adoptive de la princesse Terii Nui O Pomare.
Il participe activement au ralliement des Établissements Français de l’Océanie à la France Libre aux côtés de Jean Gilbert.
Émile de Curton dans Tahiti 40 le décrit comme suit : L’emballement de la jeunesse ne l’empêchait pas d’être obéissant quand il le fallait.
Jean Gilbert, Commandant de la Marine à Papeete, avant d’accompagner en mars 1941 les volontaires aviateurs, l’initie hâtivement au pilotage des lourds CAMS 55, hydravions biplans de la Base Marine .Ce dernier se retrouve donc pour quelque temps l’unique pilote de la base, pour effectuer sans brevet officiel, des patrouilles au large de Papeete.
Joseph Pommier est envoyé aux États-Unis par le gouverneur Orselli pour suivre une formation intensive complète en aéronautique navale à Corpus Christi (Texas) puis à Jacksonville et Pensacola (Floride) où il obtient ses qualifications américaines.
Il est affecté à l’Escadrille 6F des Forces Navales Françaises Libres placées sous un squadron US. Aux commandes d’avions de patrouille maritime, il sera basé successivement à Gibraltar, Malte et à Agadir au Maroc.
Peter Royce Challier
Peter Royce Challier est né le 25 juin 1916 en Grande-Bretagne où il reçoit une instruction anglaise. Il arrive à Tahiti en 1935, chargé par son père de trouver une propriété à Moorea afin de créer une entreprise agricole. En 1937, il effectue son service militaire au sein de la CAICT. Il est ensuite sous-directeur des Établissements Martin de 1939 à 1941, responsable en particulier du département importation.
Peter Challier est mobilisé le 2 septembre 1939 et détaché comme secrétaire du commandement supérieur de la défense à Tahiti. Il est démobilisé en 1940.
Il sera un jeune artisan du ralliement des EFO à la France libre.
Émile de Curton souligne son dévouement pour Jean Gilbert : Jean Gilbert (…) Il y sera aidé par la bonne volonté et la sincérité de tous, mais aussi par le savoir-faire de quelques hommes : de Challier, jeune réserviste dont la gentillesse et le dévouement furent appréciables dans cette période difficile.
Peter Royce Challier embarque avec les volontaires conduits par Jean Gilbert en mars 1941 et s’engage dans les Forces aériennes françaises libres à Londres le 17 juillet 1941 pour intégrer le Groupe Lorraine des bombardiers lourds de la France libre. Le 30 décembre 1943, son boston heurte au décollage un autre Boston qui explose. Challier s’écrase dans les arbres. L’aspirant pilote Challier est sévèrement blessé. Il devra être amputé dix années plus tard à l’hôpital Vaiami.
Peter Challier est démobilisé en Nouvelle Calédonie le 23 novembre 1946. Il projette de se retirer en Nouvelle-Zélande pour diriger le Consulat français mais il est finalement appelé pour servir d’adjoint à la direction de l’aéronautique civile de Nouméa. Il est nommé commandant d’aérodrome auxiliaire de 2e classe le 2 janvier 1947. Il est muté ensuite à l’aéroport de Tontouta et en assure la direction.
A Tahiti, Peter Challier organise le premier service d’information en vol, prélude à de premières missions de l’aviation civile en Polynésie française.