Nous Tikopia ou comment préserver une civilisation face à la mondialisation
Mardi 6 février, le documentaire Nous, Tikopia a été projeté en avant-première mondiale au FIFO. Réalisé et coproduit par Corto Fajal, il sortira dans les salles de cinéma de France en novembre prochain. Ce film raconte la rencontre entre deux civilisations : la population de Tikopia et le monde moderne.
Un enfant cherchant, en vain, sur un globe terrestre où se trouve l’île de Tikopia. La première image du documentaire Nous, Tikopia est révélatrice de l’invisibilité de cette toute petite île de 5 km2 face à l’immensité du monde. Qui la connaît ? Qui saurait la situer sur une carte ? Qui serait capable de raconter la vie de sa population ? Les personnes pouvant répondre à ces questions se comptent sur les doigts d’une main. Hors des routes traditionnelles de commerces, Tikopia a longtemps été préservée des influences extérieures. Les premières tribus polynésiennes à avoir foulé le sol de cette minuscule île mélanésienne, issues des migrations de l’Asie du Sud-Est, sont arrivées il y a plus de 2000 ans. Les deux autres tribus ont, elles, débarqué au milieu du XVIIIième siècle. Jusqu’en 1970, la population vivait tranquillement de ses traditions et ses coutumes. L’arrivée du christianisme a bouleversé le schéma sociétal de cette civilisation, presque intacte. Si elle a été porteur de message de paix, elle a aussi ramené avec elle l’école et la langue anglaise. Les habitants de Tikopia, île appartenant aux îles Salomon, ont dû apprendre à lire et à écrire alors qu’ils vivaient jusqu’à présent dans la tradition. Avec l’écriture est arrivée la découverte du monde extérieur. « Les habitants sont dans la confrontation entre deux mondes : leur civilisation et le monde moderne. Certaines îles du Pacifique l’ont vécue il y a des centaines d’années, Tikopia le vit aujourd’hui. Ils sont dans cette espèce d’actions/réactions, il est donc très difficile d’avoir du recul car cela se passe maintenant », explique Corto Fajal, qui a découvert cette île par hasard dans un livre.
Une île vivante
Corto Fajal et son équipier se sont rendus pour la première fois en 2012 à Tikopia. Au début, il s’agissait d’une aventure, il aura fallu pas moins de douze jours pour rejoindre les côtes de la Nouvelle-Calédonie à celles de Tikopia. Au final, ils y ont passé 9 mois étalés sur quatre ans. « On a vécu avec eux, on s’est installé chez eux, on a partagé leur quotidien. Ils ont fini par oublier notre présence, on faisait partie de la tribu. C’est aussi l’objectif de ces démarches au long court ». Avant de sortir sa caméra, Corto Fajal a pris le temps d’expliquer au roi et aux trois chefs des tribus ses intentions et ses objectifs. « On avait une volonté de comprendre cette civilisation, nous avons eu une démarche sincère avec une réelle curiosité. Ce qui a plu au roi et permis d’aboutir à un véritable échange ». Mais, comment raconter cette civilisation en plein bouleversement ? Comment faire comprendre les enjeux qui se jouent aujourd’hui ? Le réalisateur a choisi de laisser parler l’île. Dans le documentaire, elle est la voix OFF, elle est la narratrice et le seul témoin de l’histoire de cette civilisation. Tout au long du film, elle dialogue avec le roi de l’île. « Nous avons écrit le texte avec les jeunes de l’île, nous avons passé beaucoup de temps à l’école pour savoir et comprendre comment on pouvait raconter l’île. Nous avons aussi discuté avec le roi et les chefs de tribus. Ce texte est le fruit d’une collaboration fructueuse. » Et un choix audacieux. Il a été difficile pour le réalisateur de vendre son documentaire avec cette voix. Corto Fajal a dû se battre pour convaincre les coproducteurs. « Lorsque le roi m’a demandé comment se passaient les démarches pour le film, je lui ai répondu que les gens étaient hésitants à cause de cette voix. Elle était notre force mais aussi notre faiblesse. Il s’est mis à rire : « vous croyez qu’il n’y a qu’à nous que la terre parle ? C’est juste que vous les Blancs vous avez perdu l’habitude de l’entendre ! » ». Dans Nous Tikopia, tout est filmé du point de vue de l’île, la musique est elle-même issue du bruitage de l’île : le vent, les oiseaux, la mer… « Tout a été conçu de manière organique, on avait cette volonté de faire vivre cette île ».
Garder ses valeurs
Pour Corto Fajal, si aujourd’hui l’île doit faire face au monde moderne, au changement climatique qui rend les cyclones de plus en plus violents, à la surpopulation provoquée par le christianisme, Tikopia reste indépendante. Aujourd’hui, elle fonctionne avec ses propres lois, ses propres codes. « Ils ont gardé un mode de vie traditionnel, un système de valeur et une manière de penser qui peuvent nous éclairer, nous Occidentaux qui avons perdu ces notions ». Si l’influence du monde extérieur est inéluctable, l’enjeu pour Tikopia est de savoir comment faire pour à la fois profiter des « bienfaits » de ce monde moderne sans remettre en question leur indépendance et ne pas justement tomber dans la dépendance. « J’aimerais beaucoup les suivre et voir comment cela évolue. Chaque film est pour moi une aventure humaine, le film en lui-même n’est finalement qu’un prétexte pour raconter et partager cette aventure », explique le réalisateur qui aime vivre et s’imprégner complétement dans ces sociétés qui l’interrogent et attisent sa curiosité. Le réalisateur est un aventurier des temps moderne mais aussi un homme engagé. Parallèlement au film, il a monté une opération humanitaire pour que l’île puisse de nouveau bénéficier de l’eau potable. « Nous avons fini par trouver des systèmes de filtrations d’eau autonomes aux Etats-Unis qui ont pu nous envoyer des boites avec filtrage fonctionnant au soleil. Cela permet de rendre potable une flaque d’eau par exemple. Aujourd’hui, 2000 litres par machine et par jour d’eau potable sont produits. Les périodes sans eaux suites à des cyclones ou aux longues sécheresses sont terminées ». Cet exemple démontre que le monde moderne peut apporter des choses positives, mais il faut savoir mettre des limites pour préserver sa civilisation.
FIFO / Suliane Favennec